Tanger, extérieur jour : Le ballet d’une abeille autour d’un thé à la menthe. Grignotant sur la rue, point névralgique entre la nouvelle ville et la descente de la médina, la table du café est signée de la mémoire récente d’autres boissons mielleuses. Après quelques survols d’exploration, l’abeille choisit le rebord encore net du verre dans lequel la menthe commence à peine à se déflorer. Elle l’effleure d’un vol à l’autre, risque des plongées de reconnaissance, remonte les parois lisses du verre, s’éloigne comme pour distraire l’attention et à nouveau recommence. Autour, nulle réaction visible, nulle trace d’appréhension pour les manœuvres de l’insecte annonçant un suicide imminent et visqueux. Neuf heures à peine, le temps du matin se dilate : dans les cases des mots croisés du journal à l’encre encore fraîche, entre les volutes de fumée d’une mauvaise cigarette fraîche de même, propre comme cette mer plus bas, d’un bleu délavé, innocent. Aucun frémissement, pas même pour elle, Oumaima silhouette blanche et opulente qui traverse la rue sublimant la lumière du matin, exhalant la fragrance d’ablutions nouvelles ; et le visage d’allégresse obstiné, en attente de prodiges, même aujourd’hui en dépit des défaites d’hier. Lui, Si Bachir, profite à peine du bras qu’elle lui offre discrètement pour le rassurer plus que pour le soutenir. Il est habillé avec soin, d’un complet gris sans âge, les pantalons un peu plus clairs des fréquents lavages, quelque peu déformés à la hauteur des genoux qui paraissent hésitants. Un soupçon de coquetterie dans le mouchoir impeccablement plié pointant de la pochette, l’écharpe bien mise sur laquelle quelques cheveux légers et incolores comme des plumes sur un profil d’oiseau. Ils se séparent dans une imperceptible étreinte, d’elle sur son poignet à lui, sans qu’il ne la laisse terminer son geste et se dirige avec une sûreté affectée à l’intérieur du café, rite quotidien capable seul de donner sens au temps, de plus en plus immobile, prisonnier de sa fréquence.
Intérieur jour : Scène du ballet silencieux des serveurs dans la lumière mordorée ou danse la poussière, indulgente pour les visages marqués par trop de saisons, trop de cafés, de tabac, par trop de vie. Il entre, choisit la banquette la plus proche de la porte d’où l’on voit en oblique la rue et la salle du café, fait un signe vaguement complice aux occupants des autres tables. Le café au lait, d’une belle couleur chaude, dosé méticuleusement avec la juste quantité de lait et de sucre prend forme devant lui sans besoin de la moindre parole. Un moment plein à savourer au rythme de brèves gorgées régulières, en laissant le regard fureter tranquillement ça et là sans intention aucune. Personne ne peut saisir le moment précis où son regard se fait plus absorbé, comme dirigé à l’intérieur de lui-même, ni l’ébauche de sourire qui se forme aux commissures des lèvres.
Irruption de la réalité, agitation des voix émergeant du silence, soudain élevées d’un ton. « Appeler une ambulance, vite… Je le connaissais bien. Il était toujours bien habillé, mais comme aujourd’hui, jamais… »
« C’est parce qu’il avait un rendez-vous… »
« Et cette ambulance qui met une éternité pour arriver… Qu’est-ce que vous dites? Que ce n’est pas urgent? Ah oui, l’éternité, c’est vrai… »
Les vers de Sandro Penna :
“Io vivere vorrei addormentato / Entro il dolce rumore della vita”.
Au dehors, s’obstine encore, avide, l’abeille, qui finalement a renoncé au suicide, pour aujourd’hui au moins. Treq salam, Si Ahmed, bon voyage, d’ici à l’eternité.
Ornella Tommasi
Traduit de l’italien par O. Tommasi & S.-P. Hamelin
*Ornella Tommasi, journaliste, vit et travaille à Tanger depuis dix ans.
S.-P. Hamelin y dirige la Librerie des Colonnes et la révue litteraire Nejma.